Ce matin, la beauté du petit jour à Meteghan est légère et organique. Brumes matinales. Distances diffuses. Contours approximatifs. Myopie vaporeuse. Et cela nous suffit pour dire que nous sommes tout à fait aux commandes de notre projet.

Premier arrêt de la journée à la galerie de James « Tooth Pick » Deveau, marchand d’art et mari de l’artiste June Deveau. C’est lui qui a soin du commerce pendant que Jane, peintre de paysage et de scènes d’époque, tient kiosque à Grand-Pré où se déroule la fête des Acadiens. Carl pique une bonne grosse jasette avec monsieur Deveau qui, volubile et loquace, parle du travail artistique de sa femme (dont il est visiblement très fier), de sa propre vie de travailleur dans une usine, du prix actuel des cordes de bois, de la difficulté de pêcher le homard en février et des tempêtes d’antan qui étaient tellement pires que celles d’aujourd’hui.

Sur le coup de midi, nous remballons micros et caméras. Nous filons tout habillés vers la plage de Mavillette. Avouons-le, les caravaniers sont un peu moumounes. L’eau est frette et le soleil disparaît derrière le brouillard. Et pourtant, des enfants courent dans les vagues. Un homme assis sur une chaise pliante, lit les pieds dans l’eau. Une femme mûre grignote du sable mouillé avec ses orteils. Une adolescente vaporeuse, enjouée et gracieuse plonge, se redresse toute imbibée de sel, ajuste son corsage et revient vers la plage en sautillant. C’est une scène qui me plaît, mais que j’observe le plus distraitement du monde. Je regarderai de plus près ce soir ces photos mitraillées avec mon 5D et ma Canon 70-200, 2.8 et, avant de les téléverser dans l’album « Off Vocalités Vivantes » sur Flickr, je retoucherai peu ces photos tellement la beauté de cette scène est immédiate et sans compromis. Oui, vraiment, il arrive que temps et les désirs disparaissent dans le brouillard…

Je n’obtiendrai pas d’imprimatur de mes collègues, confrères, camarades et amis de la caravane pour l’écriture du paragraphe précédent, mais l’art actuel est si vivant dans sa vocalité même, qu’il mérite lorsqu’on en parle, autre chose que du métalangage et de l’abstrait. Exit donc la théorie des arpèges et du flux des glottes pour parler des vocalités qui vivent et à la poursuite desquelles nous nous sommes généreusement engagés. Car l’art — y compris celui de Rhizome — se rattache toujours aux circonstances qui préexistent ou coïncident avec le processus de création.

Tous ces propos donnent faim. Nous entrons au Cape View Restaurant où la serveuse, allez savoir, est parfaitement et tout à fait désagréable. Elle ne parle pas français. Bon, ça peut toujours aller, nous sommes en Nouvelle-Écosse où les loyalistes de la Nouvelle-Angleterre se sont installés en masse après la déportation des Acaiens. Mais nous sommes sensibles à tous les sourires ? Mais Amanda n’y tient pas : elle bougonne en anglais et ne fait aucun effort pour comprendre le mets que nous lui indiquons du doigt dans la section française du menu. Nous en avons assez. Nous nous levons. Nous revenons à la caravane. Mais nous avons toujours faim. Nous changeons d’idée et y retournons. Pas question cependant de s’asseoir à l’intérieur dans une salle sans âme. Nous repérons la terrasse « noire de soleil ». Nous mangerons dehors sur des tables de béton que les embruns du salin ont déjà érodées. Sous la lumière crue. Face à la mer. Au loin les vagues. Au loin un surfer. Et plus loin d’autres baigneurs. Encore…

À Pubnico-Ouest, nous enregistrerons la lecture d’Yvette d’Entremont. Elle est à l’aise devant la caméra et notre attirail ne l’impressionne pas du tout, on sent qu’elle a le goût de plonger dans l’enregistrement du film et du spectacle. Nous nous déplaçons ensemble dans la caravane au bord de la mer. La brume vient de partout, elle masque les détails de l’arrière-plan et concentre le regard sur la lectrice. Yvette déclame avec précision le texte de Georgette Leblanc. Carl lui fait la suggestion de chanter une de ses chansons. Elle était prête. Son interprétation est émue. Yvette est douée comme le sont tous les amateurs de haut niveau. Ici le frisson est possible. Nous avons affaire à une artiste : auteur, chanteuse et musicienne.

Nous remballons le matériel. Avant de quitter nous allons saluer son mari resté seul à la maison tout près. Ainsi nous pouvons serrer la main d’Edgar à Norbert à Edgar à François (Franco) à Dominique à Charles Célestin à Joseph à Jacques à Jacques à Philippe (Sieur Phillipe Mius d’Entremont, nommé Baron de Pomcoup/Pubnico en 1653).

Et, nous, pourquoi ne pas amalgamer dans notre propre nom le surnom et la trace de la filiation paternelle ? Donc nous nous rebaptisons. Dorénavant vous pourrez nous appeler :

· David « Safran » Ricard à Gilles, à Jean-Guy…

· Ariane « Kawauso » Lehoux à Pierre, à Marcel…

· Carl « Lightning » Lacharité à Luc, à Gérard…

· Érick « Bold » d’Orion à Paul, à Gilbert…

· Jean-Yves « JYF » Fréchette à Jean-Roch, à Pit (Charles-Léon)…

· Simon « Glamping » Dumas à Alain, à Guy…

Ce soir, après l’absinthe et les pétoncles, nous nous sommes endormi d’un sommeil bref et sans rêves puisqu’une fois de plus le bonheur a pris corps dans les voix vives du jour…

JYF, 12 août 2017

© photo en-tête : Jean-Yves Fréchette