Longue journée. Il pleut abondamment et nous avons le vent en poupe avec une brise du nord-ouest. La métaphore maritime s’impose tout naturellement dans les provinces Maritimes. Nous sommes en déplacement ininterrompu vers Baie-Ste-Marie, sauf pour cette entrée erratique à Halifax où nous dînons dans un pub approximatif. Le repas est cher et quelconque. Il fait froid et c’est humide jusqu’à l’intérieur des os. Autant poursuivre et attaquer la grand-route mouillée et brumeuse. Ariane conduit le VR d’une main sûre. Elle se débrouille dans les culs-de-sac. Fait demi-tour dans une rue étroite. Et maintient l’allure.
Dans le VR les caravaniers sont absents : ils dorment ou rêvassent. Le temps est gris et l’humeur aussi. Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que nous avons hâte d’arriver à l’auberge au Havre du Capitaine. Parfois les blagues et les mots creux fusent. Comme un exercice de compensation inutile pour signifier que trop d’intelligence nuit à l’équilibre des rapports entre nous. Alors autant débiliser pour défier la nature et le sérieux de notre démarche.
Alors nous déparlons pour dire que dans le VR Navion, nous « n’avions » (blague blague et clin d’œil au « cadjon ») pas trop besoin de naviguer parmi les références des livres que nous lisons, des musiques que nous écoutons, des images que nous aimons et que nous partageons si naturellement le soir après le Pernod, le vin blanc et le homard. Nous parlons de Wittgenstein, de Lévinas. J’évoque Barthes, Todorov et Jakobson. Et mes compagnons en rajoutent : on parle de Stockhausen, de John Cage, du noise, de Public Ennemy, du metal et de Tupac. Et moi, moi qui ne peux que parler de moi, moi je parle de Brel, Brassens, Ferré, Michel Jonasz, Tire le Coyotte et Chuck Berry. Mais j’ai aussi évoqué Loco Locass pour signifier que le rap, ou nous l’avons dans la bouche, ou nous le partageons dans le sang.
Puis on entendra, dans le désordre des reconnexions erratiques avec le réel dans ce qu’on pourrait appeler une tentative de récupérer sa vigilance au sortir de la sieste, nous entendrons, oui, du grand n’importe quoi, anonyme, absurde, mais jubilatoire et essentiel pour passer le temps.
· Quand t’es pas à l’aise, pense à Carl.
· À Moncton, ça commence tard et ça finit tôt.
· Hey, c’est ben funky, y a une banque de Montréal et on est à Moncton.
· On se croirait en Italie, il y a un Romehardware.
· Où peut-on acheter du homard ? Au Homardware.
· Impossible de comprendre les propos de d’Orion sur la musique actuelle : c’est trop « ésot’Éric » (sic).
· Louis Bordeleau dont l’ancêtre vivait sur une plage.
· À poursuivre…
On apprendra des choses étonnantes sur nos collègues, confrères, consoeurs, camarades et ami-es.
· Érick a donné un concert de « noise » à Istanbul.
· Jean-Yves a fait du sumo à Tokyo.
· Simon a mangé de la pizza dans un château.
· Ariane a gagné un concours de karaoke au Mexique et s’est méritée une bouteille de tequila.
· David a mis six ans à réaliser son premier long-métrage.
· Carl a écrit pendant longtemps des lettres pataphysiques au Journal de Montréal.
Bien évidemment les meilleurs mots viendront plus tard : ce seront ceux de nos lecteurs et lectrices néo-écossais. Nous avons déjà des rendez-vous. Et demain : Natalie Robichaud de la FéCANE tracera tout un programme d’intervention pour la cueillette de nouvelles données sonores.
Vers 19h, presqu’au bout de notre route, la brume se dissipe, la vallée d’Anapolis révèle des vignobles dont les vins sont disponibles dans tous les NSLC. C’est utile du vin, surtout pour accompagner les homards et les maïs dégustés dans le stationnement de l’auberge du Havre du Capitaine à Baie Sainte-Marie. Simon et Éric s’occupent de la cuisson des crustacés dans la caravane pendant que Carl surveille les maïs qui ramollissent sur les BBQ dehors. Une sorte d’épluchette de blé d’Inde combinée à un party de dépiautage des pinces rougies où Simon nous apprend la technique des Iles-de-la-Madeleine pour extraire la chair de la queue préalablement dépouillée de ses nageoires.
Cette nuit-là, nos rêves seront brefs et lourds…
JYF, le 11 août 2017
© photo en-tête : Jean-Yves Fréchette
- © photo : Jean-Yves Fréchette
- © photo : Jean-Yves Fréchette
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