Cher Pierre-André,

Je suis toujours sur la route avec mes collègues, confrères, consœur, camarades et amis de la caravane Vocalités vivantes. Depuis hier, nous sommes sur le chemin du retour… Nous devrions arriver à Québec mercredi pour souper.

Voici notre projet tel qu’il s’est déployé sur le Web : vocalites.ca

C’est un beau projet qui transporte avec lui beaucoup des éléments que j’aime en art : la mobilité, le déplacement, l’appropriation progressive d’un territoire, la participation populaire, le travail d’équipe, l’hybridation des mots, la mise en commun des ressources de production, la fusion — ou à tout le moins le rapprochement — de plusieurs médias (poésie, cinéma, art audio), la rencontre avec le public et sa participation, le déplacement, le travail de nuit et la persévérance comme attitude dans notre assurance que rien ne pourra altérer le résultat du scénario initial de la manœuvre :

1. Parce que nous y croyons.

2. Parce que nous avons les outils adéquats.

3. Parce que chaque membre de la caravane transporte avec lui une culture personnelle qu’il réinvestit tout naturellement dans le projet.

4. Parce que nous sommes attentifs aux détails de l’exécution des tâches qui nous ont été confiées.

5. Parce que nous cherchons toujours des solutions d’arrimages et de compromis pour trouver des postures qui font « fitter » le morceau de chacun dans le tableau final.

6. Parce que la solution de l’énigme est l’énigme de la solution.

7. Parce que nous avons l’énergie pour accomplir chacune de nos tâches.

8. Et surtout, parce que nous sommes tous des êtres « francs, nobles et généreux » comme le disait Gauvreau que nous citons abondamment de mémoire n’importe où, n’importe quand pour quiconque veut bien l’entendre : « Thérobongi fulipajor paflucan sinsolli burri de macqnollo. Un ivre destin acknologea le presbytoire où frient l’arôme et le castor de celui qui vécut dans un polichinelle de carton »…

Ah ! Gauvreau, cette mascotte improbable de nos vivantes vocalités convulsives…

« Des voix sans pores me disent que je mourrai

Enflammé dans la carbonisation

Ce n’est pas vrai

Je suis Dieu pour mes sourires secrets

Et en vérité je suis moi-même

Franc noble et plein de liberté

Draggammalamalatha birbouchel

Ostrumaplivli tigaudô umô tansi Li »

Et il y aurait tant à dire encore sur les « finalités en amont » et les « rétrospectives en aval » que seules les figures complexes nées du paradoxe, celles-là mêmes qui luttent contre la logique et la linéarité du discursif, c’est cette écriture de fiction critique qui seule peut me permettre d’approcher l’esprit projet pour le décrire avec ma propre sensibilité, ma propre culture et ma propre vision.

Un temps, je me serais cru à bord de la cellule mobile des Territoires Nomades, mais en plus soft. En plus doux. En plus techno. En plus spécialisé. En plus techniquement aguerri avec du matériel de meilleure qualité. En plus « socialement orienté » aussi à cause de Facebook, de Twitter, de Flickr, de Youtube et d’Instagram. Et, étrangement, en moins « trash », en moins brouillon d’une certaine façon.

Dans Territoires Nomades, nous étions cinq (Richard, Nathalie, Alain-Martin, Jean-Claude et moi). Dans Vocalités vivantes, nous sommes six :

· Ariane Lehoux, chef de caravane, conductrice du VR en alternance avec Simon, responsable de la mise en place des pièces du casse-tête logistique, polyvalente (Facebook et WordPress sont pour elle un champ de manœuvre concret et elle peut aussi créer des « gifs » drôles et souriants) qui peut mentir pour annuler une réservation : bref, elle veille au grain.

· Simon Dumas de Rhizome, brillant, allumé, rapide, ouvert, polyvalent, metteur en scène qui croit que le texte est mieux servi par le spectacle que par la déclamation scolaire, encyclopédique d’une certaine façon et pour qui trouver les solutions du problème est un mode de vie.

· Carl Lacharité, poète avec qui nous aurions pu collaborer, pataphysicien, ludique, déjanté, pratiquant la géographie des tracés de plumes sur la page et récitant au phrasé impeccable lorsqu’on lui donne un micro.

· Érick d’Orion que tu connais et qui te salue, capable selon son humeur de transformer n’importe quel banal agacement sonore du quotidien en un univers d’équilibre ou en fracas et de désintégration, tellement, qu’on se demande si c’est le « big bang » des origines ou la prochaine fin du monde.

· David Ricard, un « jeune » cinéaste des marges qui monte : vif, énergique, alerte, drôle, pertinent, attentif, prévenant, branché sur les « vraies affaires » véritables et qui n’hésite jamais à adopter la posture acrobatique exigé par le plan.

· Et moi, Jean-Yves « JYF » Fréchette à Jean-Roch à Pit, correspondant médias sociaux, écrivailleux du journal et photographe de plateau et d’autres lieux acadiens.

En moins brouillon je disais, mais tout ça n’est vrai qu’à demi : le collectif Inter auquel j’ai participé quelques fois avait sa propre logique et sa propre rigueur. L’indiscipline et le délire ne survenaient qu’au moment des beuveries ludiques de fins de soirées comme exutoire des tensions qui avaient permis, la veille, à la performance de se construire puis d’exister, comme explosion d’énergie brute et raffinée.

Mais toi et moi, dans nos pratiques artistiques du « tandem », avons toujours considéré le brouillon — qu’il soit griffonnage, caviardage, vocalise, tremblements, entraînement, découpage, bouts de papiers, collecte de matériaux sans valeur, post-it, bisounage et bricolage de bidules ou de dispositifs — comme tout aussi important que le résultat. En ce sens, le produit de nos « œuvres » était l’aboutissement d’une démarche qui révélait un art pauvre sur lequel ne pourrait miser aucun commissaire. Notre art n’avait de valeur qu’immédiate et souvent ne servait qu’à nous-mêmes. Notre art était déjà périmé au moment même de sa sortie et de sa dégradation, son lent pourrissement, ses altérations prévisibles auront toutes été des figures de l’oubli même si nous les archivions dans de mauvais vidéos, techniquement parlant.

En fait, le processus a toujours été plus important que le résultat, que l’audience, que la critique. Personnellement, j’ai souvent valorisé le protocole aux dépens de l’artefact. Je considérais l’action tout aussi rentable que la dépense sans égard pour le retour sur l’investissement. Puis, au fil du temps, nous avons très certainement développé un « art d’attitude » comme dirait Richard Martel où le corps était devenu la lettre du propos comme si la vie pouvait être la seule œuvre d’art possible.

C’est là tout le contraire de Vocalités vivantes qui produit des spectacles, laisse des traces sur le Web et qui verra son aboutissement en mars 2018 par la sortie d’un film et la production à Québec d’un ultime spectacle synthèse. Tu vois, Vocalités vivantes est un projet qui s’ancrera dans la matière durable en quelque sorte, qui se déploie dans le temps, qui inscrit son parcours dans la durée et qui fait de ce parcours l’une des composantes qui révèle l’œuvre à elle-même par l’accumulation des traces et des indices. Et c’est ce parcours que j’essaie de documenter par l’écriture et la photo.

Tu te souviens, nous aimions travailler avec l’idée qui nous inventions des matrices génératives pour altérer le support primal, que ce soit un texte source ou un objet de référence. Dans nos entreprises, la trace était toujours dominée par la rigueur du protocole : labours, éditions virtuelles, machine à mots et autre machina recordi. Au point où tout ça, nous en étions convaincus, finissait par éluder l’objet pour ne concentrer l’attention que sur la prise de parole, la mise en énergie des activités du corps produisant du sens.

Tout ça déjà est présent dans Vocalités vivantes. Et plus encore…

Aujourd’hui, Rhizome sait que les gens n’ont plus besoin d’assister à la performance pour l’apprécier. Ils peuvent y avoir accès en temps réel, n’importe quand ou n’importe où en différé. Les médias sociaux ont vraiment changé la donne et les youtubeurs, s’ils n’étaient pas si cabotins, pourraient peut-être devenir de véritables artistes. Mais peut-être le sont-ils vraiment aussi. Qui sait ?

Allez, je t’embrasse et te souhaite une bonne fin d’été.

JYF, le 15 août 2017

© photo en-tête : Jean-Yves Fréchette