Nous voici arrivés en Acadie. Ce cher pays qui a fait couler tant d’encre et tant de larmes. Ce pays presque mythique, qui n’a que peu porté le nom d’Acadie alors que nous l’habitions, mais qui a été nommé ainsi après que nous en ayons été chassés. Le nom était certes utilisé à l’époque, mais peu fréquemment, et seulement par certains administrateurs ou par des visiteurs occasionnels Depuis sa fondation en 1604, notre Acadie a changé d’allégeance pas moins de huit fois en un siècle, passant alternativement de la France à l’Angleterre en 1613, de retour à la France en 1632, puis de nouveau à l’Angleterre en 1654, et à la France en 1667, pour ensuite être reprise par l’Angleterre en 1690, et de nouveau redonnée à la France en 1697 jusqu’à ce que la France nous cède définitivement à l’Angleterre en 1713. Cette Acadie-là correspondait presque essentiellement à la partie continentale de la Nouvelle-Écosse actuelle. Nous avions aussi quelques modestes installations plus au nord, à Miramichi, à Nipisiguit (actuellement Bathurst) et à Percé en Gaspésie. Plus tard, le terme Acadie s’étendra à l’ensemble des colonies françaises du Canada atlantique. La grande majorité de ceux qui quittèrent la France vers l’Acadie provenait du Poitou. Inutile de dire que les difficultés politiques et militaires avec l’Angleterre ont vite fait de décourager l’immigration en provenance de la mère patrie. Si bien que, en 1686, nous n’étions encore que 885 habitants, alors que la Nouvelle-Angleterre comptait déjà 28 000 personnes.[2] Les habitants de Port-Royal, notre capitale, représentaient les trois quarts de la population totale avec ses 592 habitants. La majorité de nos ancêtres étaient venus du Poitou. Vinrent ensuite s’ajouter quelques soldats démilitarisés du régiment de Carignan, quelques Écossais et Irlandais catholiques; et aussi un certain nombre de huguenots (Français protestants) qui se convertirent discrètement à leur arrivée en terre d’Acadie.[3] Mais la France cessa de nous envoyer des immigrants à partir des années 1700. Inutile de dire que nos hameaux étaient petits et que nous étions tricotés serrés. Et pour ajouter à nos difficultés, en temps de guerre comme de paix, les décisions militaires se prenaient pour nous à Québec. De sorte que les Anglais se vengeaient sur nous pour des attaques et incursions que nous n’avions pas choisies.[4] Après le Traité d’Utrecht en 1713, la France, ayant perdu ses forteresses sur le continent, construisit la forteresse de Louisbourg sur l’île du Cap-Breton. Mais ce ne fut jamais un lieu attirant pour les agriculteurs que nous étions. Louisbourg servait surtout d’assise pour défendre les bateaux de pêche et les transporteurs commerciaux. Devant tant d’adversité et avec le goût de vivre hors de la tutelle anglaise, nombre d’entre nous commencèrent à migrer vers le nord et à occuper le territoire actuel du Nouveau-Brunswick et de l’Île-du-Prince-Édouard, nommée à l’époque Île Saint-Jean. Ces territoires devinrent ce qu’on appela pour un temps « la Nouvelle Acadie ». Les frontières de l’Acadie et de la Nouvelle-Acadie n’ont jamais été clairement définies, d’autant plus que le nord du Nouveau-Brunswick actuel (à partir de Miramichi) et la Gaspésie, étaient vus par d’aucuns comme une potentielle « zone tampon » entre la France et l’Angleterre. Cette zone tampon correspondait quasi exactement au district mi’kmaw du Gespe’gewa’gi.[5] Nos amis et alliés les Mi’kmaq occupaient ces territoires depuis des millénaires. Nos alliances furent maintenues lors de la réinstallation progressive de nombre des nôtres vers le nord. Il est clair que nous n’aurions jamais survécu sans leur amitié et leur support militaire. Vers 1750, notre population totale atteignait environ 18 000 habitants répartis sur l’Île Royale (Cap Breton), l’Île Saint-Jean (Île-du-Prince-Édouard) et la côte est du Nouveau-Brunswick actuel. C’est alors que commencèrent les terribles années de déportation, lesquelles s’inscriront dans nos mémoires comme La Déportation. Douze mille d’entre nous furent emprisonnés puis mis sur des bateaux de piètre qualité pour être poussés à la mer. Huit mille d’entre nous périrent en mer et les quatre mille restants accostèrent là où ils ont pu, qui en France ou en Louisiane, qui en Angleterre ou dans ses colonies de la Nouvelle-Angleterre. Certaines familles furent déportées ensemble, mais nombre d’autres furent séparées au départ. Un certain nombre de survivants parvinrent à revenir en Acadie, souvent après de nombreuses années d’errance d’un côté et de l’autre de l’Atlantique. Parmi ces derniers, notons les fondateurs de Chéticamp au Cap Breton. On les connaît encore aujourd’hui comme Les quatorze Vieux. « C’est en 1785 qu’arriva le gros contingent qui peuplera Chéticamp et les environs. En 1790 ils obtiennent du gouvernement de Sydney une charte datée du 27 septembre qui accorde à quatorze d’entre eux 7 000 arpents de terre. Depuis ce temps, on les appelle les 14 vieux et on les vénère comme les fondateurs de Chéticamp. Voici leurs noms : Pierre Bois, Pierre AuCoin, Joseph Boudreau, Joseph Gaudet, Paul Chiasson, Basile Chiasson, Joseph Deveau, Grégoire Maillet, Jean Chiasson Lazare LeBlanc, Raymond Poirier, Anselme AuCoin, Joseph AuCoin et Augustin Deveau. »[6] Incroyablement, tout au long de notre histoire et à travers nos pérégrinations, nous avons réussi à garder notre langue française. D’abord les variétés de français que nous avions apportées avec nous du Poitou et de la Saintonge. Toutes ces variétés étaient influencées par le français parlé en Anjou au départ. Mais bien vite, ces français se sont fusionnés en un seul, le français de l’administration coloniale, c’est-à-dire le français de Paris. Dans la vie de tous les jours, nous avons aussi conservé notre vocabulaire d’origine. « Yves Cormier, l’auteur du Dictionnaire du français acadien (1999), estime que 90 % de tous les acadianismes sont d’origine française, alors que 6 % seraient empruntés à l’anglais, 3 % aux langues amérindiennes et 1 % seraient d’origine incertaine. Parmi les acadianismes d’origine française, nous trouvons des archaïsmes et les dialectalismes souvent empruntés au Poitou (d’où les poitevinismes), dont beaucoup de mots liés à l’agriculture et à la vie maritime, puis des mots issus du français populaire des XVIIe et XVIIIe siècles. »[7] En parlant de nos mots maritimes, nous, à Chéticamp, disons larguer pour partir. « Marguerite, as-tu largué la cafetière? » s’entend encore aujourd’hui à notre restaurant Le Gabriel. Au recensement de 2011 nous étions 31 110 et nous représentions 3,4% de la population totale de la province (910 615 habitants). Par rapport au recensement de 2006, ces chiffres représentent une diminution en nombre (-1990) et en pourcentage (-0,06%).[8] ➤ Danielle E. Cyr, spécialiste en linguistique •[1] axl.cefan.ulaval.ca/francophonie/Nlle-France-Acadie.htm#1_Quest-ce_que_lAcadie
[2] Id.
[3] axl.cefan.ulaval.ca/amnord/nbrunswick.htm#Les_origines_et_les_colonies
[4] Id.
[5] Voir : Gespe’gewa’gi Mi’gmaweiMawiomi. 2016. Nta’tugwaqanminen. Halifax : Fernwood Publishing, p. 8.
[6] Source : cotesud-histoire.com/templates/cotesud-histoire.php?id_page=87
[7] Source : axl.cefan.ulaval.ca/francophonie/Nlle-France-Acadie.htm#3_LAcadie_fran%E7aise
[8] Pour en savoir plus sur notre vie culturelle et artistique, voyez : passeurculturel.ca/index.cfm?Voir=sections&Id=7035&M=2342&Repertoire_No=2137988614 et axl.cefan.ulaval.ca/amnord/necosse.htm
La Nouvelle-Écosse
[1]. Même nous, les Acadiens, ne nous désignions pas comme des « Acadiens », mais comme des « Français »; après le Traité d’Utrecht en 1713, qui nous fit passer aux mains des Britanniques, nous nous désignions comme des « Français neutres ». Notre neutralité déclarée venait du fait que nous ne voulions pas combattre contre nos frères de la Nouvelle-France, ni contre notre mère patrie la France, ni contre les armées du roi anglais notre nouveau souverain, et encore moins contre nos alliés les Mi’kmaq. La neutralité était notre seule position possible. Mais cela faisait peur à tous, car on nous voyait comme une population politisée alors que la démocratie n’existait pas encore, ni en Europe, ni en Amérique. Ce n’est que suite à la déportation qu’on parlera finalement de nous en tant qu’« Acadiens ».