Si tu connais un lieu : sous quel arbre, sous quel vent, avec quelle fureur ou quelle joie et dans quel repos déplier ses mains? Si tu connais un lieu : sous quelle lumière, avec quelle impatience, avec quelle parole et dans quelle solitude habiter son corps?
Celui qui connaîtrait un lieu sous cet arbre, sous ce vent, avec cette fureur ou cette joie et dans ce repos où déplier ses mains; celui qui connaîtrait un lieu sous cette lumière, avec cette impatience, avec cette parole et dans cette solitude où habiter son corps; celui qui rendrait visible sa chute.
Qu’un lieu prenne racine avec la voracité de ses instincts; qu’il impose sa proximité, sa géométrie, son plein de vacarme. Qu’un lieu invente son propre ciel, sa verticalité. C’est condamné à l’errance, aux grandes prédations.
Celui qui dirait ceci est un lieu; ceci est un arbre avec ses branches, son feuillage, ses fruits, son ombre; ceci est un chien dans l’ombre d’un arbre; ceci est la mer; ceci est un fleuve; ceci est une source. Ceci est la ligne de partage des eaux où le ciel s’enfonce. Celui qui dirait : ceci est un éclair, ceci n’est plus un éclair. À chaque pas, celui qui dirait : ceci est un lieu, ceci est mon corps.
Ça se fait corps, la douleur. Ça se fait lieu. Et tout recommence par la corruption du centre, par le gel et par le sel, par l’anneau du serpent. Ça palpite. Ça se morcelle. Ça se disperse. C’est la moitié du ciel précipité dans l’usure de l’arbre; un instant rescapé de l’espèce ou un fleuve dans un fleuve qui recommence sans se répéter. Homme-fougère, homme-poisson. C’est plein de crevasses, le vivant. Ça espère un corps, des corps, et la secrète palpitation de l’événement.
Comme le paysage dans sa lisière se révèle l’homme au vivant. C’était pâle et sale. C’était salive arrachée à la mer, brûlante à devenir transparence et mémoire aveugle. Dans l’agitation, les corps reconnaissaient la ligne, mais nul n’osait la nommer. On disait : l’affaissée, la circonscrite, la soumise s’allongeant parmi le vivant. Échoué, éviscéré, le poisson initierait l’infatigable désir du feu.
Viendraient les rayons obliques, presque horizontaux, poser des corps, des présences possibles. Donnez-nous l’inflexion du poisson, le difficile commencement des mots, la suffocation d’être observés, ou moins encore : la nostalgie du soleil, une légèreté promise à la disparition.
Ce corps, donnez-nous ce corps. Donnez-nous le cri et les ongles, tactiques inutiles dans l’acquiescement de l’eau. Sur le sable, par milliers, le poisson serait visible. Et visible, enfin, tel que je suis, engendrant le carnage, engendrant la pitié, déversant le vivant avec la brise. Le paysage enfle et ne cesse de faire mal.
Par le gel et par le sel repose la fougère dans sa géométrie obscure, plantant ses racines dans le secret intime des morts. Leur puissance remue en elle : c’est la naissance de l’eau, éparpillée, toujours renouvelée. Ça réclame une naissance, un autre lieu et tout le visible, pli après pli. Ça réclame des lignes, des formes, qui pourraient achever une ligne, une forme dressée devant la prédation. Que faire de tout cet abandon, si près du corps, imposant le paysage?
Complice de l’argile, la fougère tremble. Des traces dans la boue à la pluie fixant l’horizon, son travail est de trembler : mémoire fossile, patience du vent. Ça frôle l’érosion. Ça cherche les failles du corps, l’humide, le poids divisible du corps, la clarté poreuse et le ciel compact. Obéissant à la vibration, la fougère n’attend pas le soleil, creuse l’énigme d’une autre solitude.
C’est passé à travers le paysage; d’autres corps douloureux. Ça creusait dans la nuit. Ça creusait, contre le corps, la terre du corps plein d’arbres et de hauts cris. Et même si ça pesait lourd, le corps et l’autre corps, leur lente extension vers le centre, nous les plus pauvres, creusions aussi. Creusions, profondément, pour délier les ronces cachant des oiseaux effrayants les jours de pluie.
Dans la source persisterait le sel. Il ferait jour dans le grain et dans le peu de terre rendu à nos bras par le travail le plus dur. Soleil, spore de fougère, durée de la brûlure; mais la brûlure n’est pas encore la soif. Il ferait jour dans le grain. Et de la mémoire souple des fougères surgiraient la pluie, le chant, la solitude et la possibilité de la mort.
Pour peu que la foudre étende sa colonne vertébrale à mes pieds, creusant les frontières; pour peu que l’éclair laisse le cœur intact, sans fissure, sans brûlure, sans douleur; pour peu qu’il envahisse le lointain d’une patience inédite, ralentie, sans fissure, sans douleur, sans révélation. C’est trop de surface à quitter et trop peu de ciel où disparaître.
Je suis l’offrande, la sauvagerie; le presque corps, la presque griffe. Je rejoins l’animal et sa descendance. Ça tombe, minuscule, depuis des millénaires : des noirceurs, des lassitudes, des chiens jusqu’à l’os et tout un lieu par le corps ébloui. Ça fuit. Ça se disloque. Ça crève à l’étroit. Ça mord le cri comme l’animal dans son espèce.
Dans la source où palpitent le germe, le sang, la respiration; où se brise l’éclair, ça soutient l’arbre et le vivant qui s’acharne, vertical. La volonté du paysage est notre seule transparence, notre seule durée. Viens, au seuil de l’air, inventer une brûlure qui précèderait le sel et le vacarme pour que ton respir soit la vie entière : branchies, poumons. Contemple en moi l’ultime apparence de l’eau.
Et tout recommence par la corruption du centre, par le gel et par le sel, par l’anneau du serpent. Ça palpite. Ça se morcelle. Ça se disperse. C’est la moitié du ciel précipité dans l’usure de l’arbre; un instant rescapé de l’espèce ou un fleuve dans un fleuve qui recommence sans se répéter. Homme-fougère, homme-poisson. C’est plein de crevasses, le vivant. Ça espère un corps, des corps, et la secrète palpitation de l’événement.
— Carl Lacharité, 2009
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